Paris. 18 janvier 1835.
   Je croyais,  Monsieur,  que  la Guzla n'avait eu que sept lecteurs,
vous,  moi et le prote compris;  je vois avec bien du plaisir que j'en
puis  compter  deux  de  plus  ce  qui  forme un joli total de neuf et
confirme le proverbe que nul n'est prophfète en son pays. Je répondrai
candidement  à  vos  questions.  La Guzla a ete cornposée par moi pour
deux motifs,  dont le premier était de me moquer de la couleur  locale
dans  laquelle  nous  nous  jetions à plein collier vers l'an de grâce
1827.  Pour vous rendre compte de l'autre motif je suis obligé de vous
conter une histoire.  En cette même année 1827,  un de mes amis et moi
nons avions formé le projet de faire un voyage en Italie.  Nous étions
devant une carte traçant au crayon notre itinéraire; arrivés à Venise,
sur la carte s'entend,  et ennuyés des anglais et  des  allemands  que
nous rencontrions, je proposai d'aller à Trieste, puis de là à Raguse.
La proposition fut adoptée,  mais nous étions fort légers d'argent  et
cette "douleur nompareille" comme dit Rabelais nous arrêtait au milieu
de nos plans.  Je proposai alors d'écrire d'avance notre voyage, de le
vendre  à un libraire et d'employer le prix à voir si nous nous étions
beaucoup trompés.  Je demandai pour ma part  à  colliger  les  poésies
populaires  et  à  les  traduire,  on me mit au défi,  et le lendemain
j'apportai à mon compagnon de voyage cinq ou six de  ces  traductions.
Je  passais  l'automne  à  la  campagne.  On déjeunait à midi et je me
levais à dix heures,  quand j'avais fumé un ou deux cigares ne sachant
que faire, avant que les femmes ne paraissent au salon, j'écrivais une
ballade.  Il en résulta un petit volume que je publiai en grand secret
et  qui  mystifia  deux ou trois personnes.  Voici les sources où j'ai
puisé cette couleur locale tant vantée:  d'abord une  petite  brochure
d'un consul de France à Bonialouka. J'en ai oublié le titre, l'analyse
en serait facile.  L'auteur cherche à prouver que les Bosniaques  sont
de  fiers  cochons,  et  il  en donne d'assez bonnes raisons.  Il cite
par-ci par-là quelques mots illyriques pour faire parade de son savoir
(il en savait peut-être autant que moi).  J'ai recueilli ces mots avec
soin et les ai mis  dans  mes  notes.  Puis  j'avais  lu  le  chapitre
intitulé.  De'costumi  dei  Morlachi,  dans  le  voyage en Dalmatie de
Fortis.  Il a donné le texte et la traduction de la complainte  de  la
femme   de  Hassan  Aga  qui  est  réellement  illyrique;  mais  cette
traduction était en vers.  Je me donnai une peine infinie  pour  avoir
une  traduction  littérale  en comparant les mots du texte qui étaient
répétés avec l'interprétation de l'abbé Fortis.  A force de  patience,
j'obtins  le  mot  à mot,  mais j'etais embarrassé encore sur quelques
points.  Je m'adressai à un de mes amis qui  sait  le  russe.  Je  lui
lisais  le  texte  en  le  prononçant à l'italienne,  et il le comprit
presque entièrement.  Le bon fut,  que Nodier qui avait déterré Fortis
et  la  ballade  Hassan  Aga,  et  l'avait  traduite sur la traduction
poétique de l'abbé en la poétisant encore dans sa prose,  Nodier  cria
comme un aigle que je l'avais pillé. Le premier vers illyrique est:
   Scto se bieli u gorje  zelenoi
Fortis a traduit:
   Che mai biancheggia nel verde Bosco
Nodier a traduit bosco par plaine verdoyante;  c'etait mal tomber, car
on me dit que gorje veut dire colline.  Voilà mon histoire. Faites mes
excuses à M.  Pouchkine.  Je suis fier et honteux à la fois de l'avoir
attrapé, etc.